vendredi 8 mars 2013

Rosebud

"Throw that junk."

L'être humain qui, le premier, a eu l'idée de s'asseoir sur un morceau d'écorce pour dévaler les pentes enneigées aurait pu devenir le plus riche de l'humanité. Mais il a préféré en faire profiter ses semblables, librement. C'était un homme sage.

Je m'interroge. Je me suis toujours interrogé. Dès le plus jeune âge. Comme tous les enfants solitaires. Ça permet de faire la conversation avec sa conscience, ses rêves, ses monstres cachés.

Sur le sens du monde, surtout. L'amour, la guerre, la façon dont les humains s'assemblent ou se détruisent, s'approprient le bien d'autrui, respectent leurs semblables et les autres espèces, partagent ou exploitent, marchent ou crèvent.

J'ai passé ma vie à chercher des réponses en m'usant les yeux au fil des pages imprimées. J'ai cru successivement en Dieu, en Voltaire, en Rousseau, en Marx, en Freud, en Nietzsche et en Zola.

Et puis un jour, voici trente ans, j'ai fait une rencontre bouleversante dans l'obscurité d'une salle miteuse d'un cinéma de quartier. Il s'appelait Charles Foster Kane. J'ai adopté son mystère, Rosebud, sans chercher à le percer, convaincu qu'avec le temps, la réponse finirait par venir.

Et puisque je ne pouvais toujours pas m'empêcher de m'interroger, j'en ai fait ma vocation. Journaliste, c'est pratique quand on se pose des questions sur tout. Etre payé pour chercher des réponses, c'est le plus beau métier du monde.

Trente ans plus tard, je m'interroge toujours. Pourquoi notre civilisation ne réussit plus à enrôler des soldats prêts à se battre pour elle ? Pourquoi, au contraire, produit-elle des valeurs mercantiles et des richesses tellement inégalement réparties qu'elles permettent à ses ennemis d'étoffer leurs troupes gratuitement ?

Et comment le capital a-t-il pu sous-estimer autant la soif spirituelle de l'homme en l'abreuvant de biens consommation dont la production rend l'humanité de plus en plus pauvre et donc en quête de spiritualité, d'un monde meilleur, quitte à en faire table rase ?

Comment le capitalisme, simple modèle d'organisation des hommes et des marchandises, en est-il venu à oublier que l'homme ne se nourrit pas que de choses matérielles, qu'il est il est doué d'esprit et parfois même de raison, et que quand son âme a faim, elle ne se gave pas de pop corn ?

Les hommes commercent, c'est normal. Ils sont faits pour commercer. Mais là, quand on touche le fond du commerce entre les hommes... Notre instinct, notre coeur ou notre raison devraient nous dicter de remonter à le surface.

La religion ? Le missionnaire est toujours accompagné par le marchand de canons. Et quand les hommes sont morts, les canons restent et d'autres s'en servent à leur tour.

Tout s'englue dans une vaste confusion entre les libertés de penser, de marchander, de spéculer.

Et je m'interroge toujours. Quelles causes sommes nous prêts à défendre au prix de nos vies ? Le marché ? Un idéal qui suscite si peu de vocations et autant d'ennemis ? On a confondu liberté, libéralisme et démocratie, société de consommation et progrès de l'humanité.

Et je repense à Charles Foster Kane. Et à Rosebud, cette part de rêve et de danger, de plaisir et de crainte que l'homme éprouve en dévalant des pentes enneigées sur sa luge, s'affranchissant soudain de limites imposées par ses capacités motrices de bipède. Il glisse sur un bien, qui, comme tous les autres, peut s'acheter, se vendre, trouver son prix ou finir dans les braises d'une cheminée. Mais le rêve qui naît de cet objet est, lui, inestimable. Tout comme l'idée de cet être humain qui, le premier, a eu l'idée de s'asseoir sur un morceau d'écorce pour dévaler les pentes enneigées.

"Maybe Rosebud was something he couldn't get, or something he lost."


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Ce billet est né de la rencontre entre deux livres. Celui-ci et celui-là.